Se croyant familier de cette terre qui porte
ses pas, l'homme tourne ses regards au ciel, hanté par le désir fou d'Icare,
songeant sur l'aile des oiseaux qui glissent devant lui. Partir à la
découverte d'espaces infinis, voler, plus loin, plus haut.
Qui dès lors dira ce rêve, ces images de légèreté,
cette sensation exaltante de liberté ?
Outils en main, Jean Suzanne répète les gestes du
premier homme-oiseau façonnant ses ailes de cire. Mais ici
elles ont la rigidité et la dureté du bois, de la
pierre, du métal. Il leur insuffle alors ce désir
impérieux, ce sentiment de mouvement qui l'agite, parvenant
ainsi à effacer le poids de la matière, la fixité des
voiles. Le sculpteur fut d'abord cet Icare, immatériel comme
l'air dans son corps d'acier, parlant de l'espace, racontant un
voyage, par bribes, par allusions, donnant ainsi toute sa dimension à l'entreprise
poétique du créateur. Les mots et les rêves
sont taillés dans le bois, soudés dans l'acier, fondus
dans le bronze. Ils se conjuguent à des formes pures, sobres,
stylisation d'objets de navigation, articulées comme pour
transcender l'inanimé, invitant le spectateur à transposer
ses propres tentations d'échappée sur ses œuvres, à les
charger du surcroît de sa vie onirique. C'est ainsi que le
souffle fécondateur d'Éole transforme la matière
brute en objet façonné, épuré, en partance
: c'est la proue du cuirassé Potemkine, acier ingrat devenu
coque lisse fendant les airs, c'est cette Conque galactique dont
les voiles se dégagent du métal pesant pour se faire
pales aériennes, nitescentes. Les météores évoquent
le désir d'envol, vibrant dans des ailes démultipliées,
ayant déjà tracé au ciel des trajectoires
rectilignes, ces flèches jaillis du cœur des sculptures, élancées à l'assaut
des hauteurs, scintillantes de lumière plus pure, arrachées
d'un élan soudain à l'écrasement de la roche éboulée,
aspirant à toujours plus de hauteur.
Mais un jour l'homme-oiseau a mesuré la terre, les Fractures
qui la parcourent et qui se penchent vers un plus intense savoir.
D'un insondable cosmos son regard s'est tourné vers le lieu
de son origine, de son irrémédiable enracinement,
de sa mémoire. Quelque part, enfouis dans le sol, les restes
d'êtres, ses lointains semblables, ensevelis depuis des millénaires,
oubliés, inconnus, ignorés. Il préfigure son
destin et la terre semble receler ce qui pourrait bien donner sens
et complétude à son existence en lui offrant désormais à lire
semble receler ce qui pourrait bien donner sens et complétude à son
existence en lui offrant désormais à lire une histoire,
son histoire, celle de l'homme et de ce globe gravitant dans l'éther.
Le passé se présente, un passé dont il comprend
bien que lui seul oriente, explique, justifie le futur. Icare n'est
rien s'il n'est que projection à venir, Icare est aussi
hier. Il fixe alors son désir interstellaire parce qu'il
l'a découvert ici-bas, parce que les entrailles de la terre
lui révèlent conjointement passé et futur,
rêve d'hier et de demain.
Observant les lieux où la main des forces obscures chtoniennes
a un jour sculpté le relief, qu'il soit glorieux ou altier
comme la Chaussée des Géants ou les cheminées
de fées, sauvage et âpre comme le sont moraines et
séracs, tragiques
et monstrueux comme les tremblements de terre, il lit la plus grande
et la plus noble des œuvres d'art, celle qui dispense les
semences de l'inspiration, les idées créatrices,
avec générosité, pour qui sait ouvrir les
yeux sur les prodiges de la Nature. Alors les roches livrent le
secret de leur structure spontanément harmonieuse, tel le
cristal générant des reliefs élaborés
auxquels le sculpteur donne l'écho luminescent d'ensembles
polyptyques qui, par leurs lignes élancées, la pureté de
l'inox et l'eurythmie de leur architecture, subliment les structures élémentaires
de la matière. Lorsque le regard de l'artiste se porte sur
des phénomènes chaotiques qui sont bouleversé les
paysages de la terre, qui lui ont fait violence, il en conserve
les dessins accidentés qui rompent la verticalité et
l'uniformité des plaques d'acier, exploitant ces formes
d'amas rocheux ou glacières comme un leitmotiv esthétique
pour suggérer la cassure, la brisure qui peut survenir à tout
instant dans les cours a priori inaltérable des choses et
du temps. La terre qui tremble, se déchire, mène
au paroxysme ce travail de rupture, signe énigmatique à tout
autre qu'au déchiffreur du sens caché des pierres,
d'une vie lente mais inexorable qui préside à des
géographies futures : Leninakan, Kobe, terre fracturée,
béante de fissures, ville-tohu-bohu, un ordre inédit
s'annonce, Brèche dans l'épaisseur du relief, Brèche
dans le mur des certitudes faillibles, faillies, enfin peut-être
abattues.
Puis Icare a pénétré la grotte de Vulcain
où il s'emplit de la vie sourde de la terre qui le rattache
au reste de l'humanité. Il prend désormais conscience
que l'homme de l'âge technique est aussi capable d'imaginer
une nouvelle splendeur, celle des objets manufacturés pour
lesquels son génie inventif a cru pouvoir rivaliser avec
celui du maître des forges souterraines, atteignant une ingéniosité de
démiurge lorsque l'avionique lui a ouvert les portes du
ciel, une puissance de Titan, ou la hardiesse qui caractérise
les ingénieurs de la Renaissance, déployant leurs
talents pour concevoir des machines aussi belles que complexes
sur lesquelles les rêveries créatrices s'exercent
: L'astrolabe des navigateurs des siècles passés
s'est transformé en pièce improbable, audacieux défi
mêlant pales de turbines, engrenages, roulement à billes
ou autres systèmes.
Voici un chercheur et un esprit toujours plein d'admiration devant
les prouesses techniques et esthétiques des fabrications
industrielles, qui l'incitent à s'interroger sur les formes
et les matériaux. Métaphore de ce projet, Genesis,
sculpture-fontaine, tourbillonnante, bourdonnante : si elle illustre
la naissance de la vie surgissant dans l'eau d'une cellule tirée
du vide cosmique, elle représente aussi la genèse
de l'œuvre émergeant de la source vive de l'imagination
créatrice de l'artiste et parvenant à se dégager
de la gangue de la matière. L'invention se donne alors libre
cours, pliant le matériau à sa volonté, hésitant
entre la pesanteur de la terre et la ténuité, l'immatérialié de
l'air, explorant de Dimorphisme fondamental de toutes choses, prise
de vertige devant l'infini des possibles formels.
Mais demain, que demeurera-t-il ? Quels vestiges témoigneront
pour nous ? L'Archéologie du futur dévoilera à l'attention
des hommes ce qui restera des machines lorsque depuis longtemps
leur usage se sera perdu, lorsqu'elles se seront décomposées
en pièces détachées, lorsque leur civilisation
aura disparu. Ceux d'alors parleront du Mésoindus et du
Néoindus ; ainsi seront nommées les ères où l'homme
s'est illustré par les systèmes industriels. L'espace
interne du globe conservera leur mémoire, comme il a conservé celle
des mutations géologiques. Les strates mises à nu,
les chocs telluriques livreront des objets dont la beauté et
la pureté des formes frapperont. Les fossiles seront cet
Astrolabe inertiel, cette Ammonite quaternaire ou encore cette
pale d'hélice d'un avion de reconnaissance du D.Day, seul
témoin d'un jour renvoyé à l'archéologie.
Dans l'épaisseur de terrains imaginaires des coupes verticales
offrent à décrypter tout un univers où règnent
les failles et une organisation aléatoire : Empreinte, Taille
et Résurgence fractales. Du fond de l'oubli surgissent les
ruines d'un monde industriel disparu, éparpillées
au gré des événement, prises dans les sédiments
anciens, et qui témoignent de ce que notre civilisation
laissera. Explorant ce passé du futur, le sculpteur convertit
le voyage initial dans l'espace en voyage dans le temps, en conquête
de la mémoire et de la durée matérialisés
dans la transformation des strates géologiques. Les systèmes,
les mécaniques de moteurs, se sont fossilisés, convertissant
l'espace en temps. D'ailleurs, ne suffit-il pas d'observer l'espace
pour mesurer le temps ? L'espace n'a-t-il pas besoin de temps pour évoluer
? La matière est-elle indissociable de la notion du Temps
? On se prend alors à rêver devant lumière
fossile qui du fond des âges et pour les époques futures
ne cesse d'émettre un rayonnement qui renvoie l'homme à sa
propre mémoire et à son existence, éphémères,
mais inscrites dans les profondeurs de la terre, gardienne des
signes…à jamais…
Brigitte QUILHOT-GESSEAUME
Mai 1996
Critique d'Art