« La sculpture doit toujours prendre des risques, être attentive à tout ce qui l’entoure et qui lui confère la vie ».  Edouardo Chillida, Questions, 2021

 


     En élargissant le champ de l’expérience sensible, la sculpture rend palpable la pensée de l’artiste, comme elle lui permet de concevoir les formes de ses perceptions. Les titres des œuvres découvrent dans le travail de Jean Suzanne les voies de ses recherches, de ses préoccupations artistiques et d’homme de culture. La géologie est l’une d’elles : Strates mésoindusColonne moraine, Glissement basaltique, Erosion, Cristal fractal, Inclusion cristalline, Cristal fantôme. L’architecture en est une autre : Prémices d’archi, Fractale sinueuse, Inclusion sinueuse, Clé d’arc, Dédale intérieur. Il explore ensuite chaque voie en développant des thèmes singuliers - moraines, fractales, cristal, inclusions, glissement… - qui jalonnent son œuvre et lui permettent d’accéder à une connaissance éprouvée des phénomènes auscultés par les moyens de l’art. Du Cristal fractal monolithique au Cristal fantôme pris dans sa macle se complexifient la pensée minéralogique et la pensée sculpturale. Exemple emblématique de la vie de la matière et de la « vie des formes » pour reprendre à dessein le titre d’un essai essentiel de Focillon, le cristal fascine tant par ses caractéristiques minérales que par sa formation et sa croissance : les œuvres de Jean Suzanne sur ce thème montrent, comme en abyme, son cheminement intellectuel allant des questions sur la matière aux formes qu’elles suscitent dans son esprit, jusqu’à leur traduction dans les matériaux qu’il façonne.

     Il faut regarder les dessins préparatoires : la succession d’esquisses préliminaires à la pièce dans son état final retracent un cheminement dans la relation à l’espace et ses potentialités d’évolution. A l’origine se situe l’observation de la nature et celle de constructions anciennes : l’histoire de la formation des reliefs et celle de l’entreprise de bâtisseurs. C’est en géologue et en archéologue, deux disciplines nourrissant sa connaissance du monde, que Jean Suzanne aborde son œuvre. Steelhenge… Stonehenge : à la croisée de ces domaines se construit une quête du sens plastique, donné dans la matière brute et dans la matière architecturale, réinventé dans un geste qui lui est spécifique.

     En-deçà de ces orientations spécifiques, l’attention aux phénomènes naturels rappelle la loi selon laquelle rien n’est figé, la matière n’est pas soumise à l’immobilité, mais elle est animée d’une vie élémentale qui se traduit par son action. Ces connaissances scientifiques engagent le sculpteur dans un défi contradictoire qui se propose de donner à voir cette vie et son mouvement, de saisir dans la fixité du métal ou du bois la mobilité géologique : Glissement basaltique, Moraines, Extrusion magmatique, Mécanique de la Terre, Résurgence karstique… Défi esthétique et défi technique qui l’ont conduit à expérimenter des dispositifs variés pour résoudre l’aporie : œuvres en plusieurs pièces déplaçables les unes par rapport aux autres, œuvres articulées, œuvres incluant des engrenages, fontaines, œuvres animées grâce à de subtils mécanismes.

     Avant l’épreuve de l’atelier, le dessin constitue l’étape préliminaire d’appropriation des volumes et  de structuration des compositions. Infatigable dessinateur, Jean Suzanne se consacre à cet exercice aussi spontanément qu’il s’exprime. Entraînement intellectuel et pratique quotidien, le dessin s’avère consubstantiel à son parcours ; il tisse le lien entre l’extérieur et la genèse du projet. Ses carnets et crayons toujours en poche, sa palette de couleurs à proximité, il s’adonne aux croquis de paysages, de lieux, de monuments, non comme un chasseur de curiosités ou de belles vues, mais comme un investigateur des lois de la création, qu’elles ressortent à la nature ou à la main de l’homme : étudier les roches, leur agrégat, leur sédimentation pour saisir les phénomènes géologiques ; arpenter des sites anciens pour retrouver le propos de leurs architectes et l’action des pierres.  Grâce au dessin d’abord qui favorise l’adhésion de l’esprit et des doigts, puis par la sculpture qui impose l’engagement de l’être dans son entier, l’artiste retrouve puis restitue les perspectives, les harmonies, les forces qui ont produit en d’autres lieux et d’autres temps ces événements de la nature ou de la création. Aux deux bouts de la temporalité, les mégalithes et l’Archéologie future dans lesquels il se projette et nous projette, les premiers pour leur puissance et leur tension verticale, la seconde, dans une réversibilité paradoxale, pour les traces qui resteront de nous, figurées par des mécaniques scellées dans des blocs. Entre les deux, ces énigmes que constituent les architectures improbables et mobiles où se font écho Piranèse, M. C. Escher, mais aussi les sites antiques étrusques, nabatéens, minoens, égyptiens, cycladiques. Casa, Dédales intérieurs donnent formes à des explorations spatiales, des déambulations labyrinthiques venues d’un imaginaire immémorial. Et au fondement, cette aspiration à la connaissance, renforcée par la découverte, un jour, d’un coquillage fossile caché au cœur d’un galet qu’il fallut couper pour le révéler au regard après l’avoir entendu se cogner aux parois. Image de l’archéologue, du géologue penchés sur ce que recèlent les objets de leurs interrogations - Inclusion cristalline, Inclusion sinueuse : chercher, trouver, relier.

     Mais il serait vain de poursuivre la moindre intention figurative ou narrative : le dessin, encore, permet de passer à l’abstraction, choix esthétique qui délaisse la représentation pour accéder à l’essence et à l’épure de la géométrie, pour transcrire en figures à deux puis trois dimensions ce qui deviendra une sculpture. Le rôle du géologue et de l’archéologue s’estompe : l’inspiration se fond dans l’originalité de l’expression et la restitution d’une intuition unique du réel. Seuls les titres restent, comme en écho au dessein initial. Et s’ils satisfont notre besoin d’explication, ils nous entraînent surtout au sein d’une démarche et d’une prospective créatrices.

     Dimorphisme, fractale, clivage, mettent en évidence une approche par contrastes, ruptures : de lignes - droites/courbes/obliques/brisées -, de matériaux - bois/métal, corten/inox, tôles/rouages -, de textures - poli/rouillé -, de surfaces - lisse/saillant/granuleux -, d’effets -mat/brillant -, de couleurs… Rien n’est uniforme, à l’image du vivant : en dépit de leur statisme, les sculptures possèdent un rythme qui tient à leur agencement en structures de plusieurs éléments, créant des effets d’échappée, des passages, invitant le regard à glisser entre elles, à jouer avec les disjonctions, à questionner le dialogue géométrique entre le vide et le plein, éléments constitutifs à part entière des sculptures, comme métaphores de ce qu’est la matière elle-même, vide et plein d’où surgit la vie et l’action. Une aspiration à s’élever, l’élégance des hauteurs interrompues dans leur élan par le surgissement d’une fracture. La signification naît de la rencontre des contraires, de leur nécessaire tension et de l’équilibre qui doit en résulter. L’œil, la main - douceur de l’acier poli, aspérité des moraines, rugosité -, mais aussi le corps sont sollicités dans cette initiation émotionnelle : l’horizontal, le vertical, comme de lointains rappels de pierres couchées ou de pierres dressées. Jusqu’à la fulgurance de sinusoïdes qui introduisent le mouvement dans l’immobilité et la froideur du métal, qui relient les parties du tout d’où elles émergent. Dans un autre dialogue, la lumière et l’ombre apparaissent comme les résultantes extrêmes de ces phénomènes de dissemblances, indissociables l’une de l’autre, se renvoyant leurs qualités et libérant tous les rapports binaires d’un système d’opposition : Lumière fractale, Nucleus, le cœur de la matière vibrante, dynamique, noire et lumineuse, au bord du mystère… Miroir d’ombre, Traverse d’ombre : double conjugaison du vide et du plein, de la lumière et de l’ombre, double questionnement, équation à double inconnue… Lumière d’ombre, Prémices d’archi : des portes s’ouvrent, sur hier, sur demain, et laissent couler à travers l’embrasure du trilithe le flot d’un jour éclatant qui illumine les parois de métal.

     L’œuvre est cohérente. Elle trace d’une pièce à l’autre la trajectoire d’une formation humaine et artistique qui poursuit sans relâche son idée, qui creuse résolument son sillon, personnel, authentique. Prenant appui sur une démarche d’investigation, elle exprime tout à la fois l’instabilité géologique et l’instabilité des civilisations, une vision du monde factuelle que l’art met à distance. Dans un langage sculptural n’ayant de cesse d’explorer pour comprendre et revenir par ses propres voies aux sources de l’inspiration, Jean Suzanne nous offre la possibilité d’approcher au plus près le pouvoir créateur et son exercice. Il nous octroie le privilège d’entrer en résonance, en connivence avec lui, lorsque nous parvenons à écouter le silence intérieur des vieilles pierres.

 

Brigitte Quilhot-Gesseaume

(avril 2021, texte du catalogue de l’exposition « dans les jardins de l’Hôtel-Dieu de Châteaudun » avril-septembre 2014, revu et augmenté)