La
force d'une sculpture de Jean Suzanne tient à la
relation qu'elle entretient avec l'espace.
Fondamentalement abstraite, parce que rejetant
l'imitation qu'il juge trop restrictive dans sa
soumission à la figuration, sa sculpture atteint à
l'universel par sa puissance d'émotion originelle
que Jean Suzanne parvient à extraire des matériaux
de récupération auxquels il donne une nouvelle vie.
Toute sa création sculpturale est issue de sa
conscience d'une préexistence de la forme pure
cachée dans ces éléments industriels qu'il
interroge. Leur beauté est invisible. Il revient à
l'artiste de sortir de sa gangue la réalité
intérieure, son identité plastique indissociable
d'une dynamique interne associée à un équilibre qui
confère à la pièce la sobriété d'une plénitude
accomplie dans une noble et belle compacité.
Pour
Jean Suzanne, l'aventure a commencé il y a trente
cinq ans et se poursuit depuis 1975 dans le repli de
son atelier installé dans le Quercy. S'il questionne
les matériaux de son temps, il emprunte la voie des
grands classiques par le caractère monumental de ses
sculptures dont la rigoureuse géométrie ménage des
plans intermédiaires entre lesquels se laisse
appréhender un espace indépendant. La corporalité
ayant disparu, celle-ci est supplantée par la force
de suggestion , source d'énergie dans laquelle peut
s'opérer l' expression de la quintessence de
l'oeuvre.
Dans
la poursuite de son dialogue formel, cet ancien
ingénieur a fait siennes ces pièces de mécanique au
pouvoir récurrent, empreintes de souvenirs familiers
dont il perçoit la potentialité créatrice comme le
rôle joué par ces fragments à partir d'une structure
affectant la vue et le toucher pour édifier un autre
monde. Dans ce contexte pré-établi, la métamorphose
s'offre comme l'unique recours lui permettant de
déboucher sur une invention absolue où la forme,
libérée dans l'espace est à la fois signe et entité.
La transformation d'un objet ayant sa propre
réalité, identifiable, en une forme abstraite,
entraîne un processus créateur dont la subtile
intervention réside dans l'émergence d'un nouvel
ordre.
Tout
en faisant appel à ses expériences antérieures, à
son savoir-faire, à sa mémoire, il se mesure à
l'idée de résistance contenue dans la forme qui lui
offre, dans un premier temps, une vision
rationnelle, vite résorbée par une interprétation
différente. Entre les deux, est née la sculpture.
L'apparence disparaît au profit de la présence
incarnŽe par la sculpture. Détournés de leur
fonction première, les réacteurs et les moteurs sont
intégrés à des volumes monolithes aux arêtes
coupantes. A l'ordre issu du concept utilitaire,
Jean Suzanne oppose l'ordre de l'imaginaire. Ordre
réel de l'oeuvre, mue en une réalité vivante qui se
développe dans l'espace, devenu un élément
constitutif de la sculpture et sans lequel elle ne
vivrait pas.
La
sculpture de Jean Suzanne nous retient parce qu'elle
nous installe dans une autre relation au temps. Elle
nous transforme en modifiant notre perception du
monde, comme de ce qui nous entoure. Une perception
réactivée par l'intervention de l'artiste sur les
éléments primitifs d'une réalité que lui seul est en
pouvoir de transfigurer. Il la plie, la soumet à sa
volonté, à sa détermination fondatrices de son
langage. Une expression formelle qui jugule ces
ruines industrielles et se rend maître de la matière
jusqu'au triomphe du signe indentitaire de sa
sculpture. Dans un premier temps, tout suggère un
sentiment de résistance. D'abord au temps, qui
dilate et dont il faut se faire un allié. Statique,
massive, mais aussi arrêtée dans une verticalité
dont l'élan symbolise sa prise de possession de
l'espace et de son immersion dans le temps, la
sculpture de Jean Suzanne appartient à un univers
minéral. L'acier, et plus récemment le bois qui a
fait son apparition il y a quelques années,
appartiennent au temps géologique. Jean Suzanne
exorcise le déchet mécanique. Il lui extorque son
contraire, sa beauté secrète : les surfaces
cristallines - " Cristal Boréal " (1991) mise en
place aux Mureaux -, la douceur du poli qu'il
associe aux formes corrodées ou à la rugosité des
fragments de chêne. Strate après strates, l'
architecture tellurique cachée dans la matière est
mise à jour et délivre la vie.
Jean
Suzanne s'est fait, comme l'énoncent plusieurs de
ses sculptures, l'instigateur d'une archéologie du
futur. La ressemblance visuelle qui rapproche les
pièces de moteurs des fossiles, scelle une
dialectique en prise sur le passé et le futur. Il
reste à Jean Suzanne à arracher les tensions, les
forces brutales originelles. Issu de l'univers
matériel, le métal est agressé par le découpage, la
fusion, la soudure. Transfigurer la matière, revient
à s'attaquer aux lois physiques et lui fait arpenter
mentalement l'espace perceptif. Il bâtit l'espace
autant qu'il construit sa sculpture. Et sa sculpture
en appelle à l'espace pour autant qu'elle l' intègre
aux lignes de force, aux droites parfaitement
calculées, aux failles, aux fractures qui cernent le
vide, l'incorporent pour mieux s'approprier la
lumière. Par des plans parallèles, les volumes
retrouvent l'harmonie génésiaque. Formes abstraites
mais vitales, leur indubitable incarnation nous
prédispose à entrer physiquement et mentalement dans
l'espace sensible qu'elles éveillent. Equarrisseur
du métal, du bois,mais aussi forgeron et soudeur,
Jean Suzanne est celui qui donne à l'objet une
réalité autre, plus évidente que la première, sans
en effacer l'élément fondamental.
Entre
sa volonté créatrice et l'affirmation de la matière,
Jean Suzanne délinee les contours dans un jeu de
combinatoires simples qui en renforcent le caractère
cosmique. Les plans successifs asservissent la
pesanteur et modèlent l'invisible en s'y
subtilisant. L'identité monolithique, si
caractéristique de ses sculptures, s'est infléchie
ces dernières années, sous l'apparition de béances
baroques, de résurgences mouvementées comme
l'exprime la fontaine installée en 2000 sur la Place
Saint-Jean à Montauban. Cette sculpture monumentale,
réalisée en étroite relation avec l'architecture
environnante explicite l'évolution que connaît
l'oeuvre de Jean Suzanne.
Comment
un plan vertical, à angle droit, supportera
l'intrusion d'une brèche, d'un plan distant,
parallèle ou perpendiculaire ? Comment conserver la
stabilité ascensionnelle à l'ouverture fractale, à
l'ennoyage ? La prédominance de l'idée d'espace
vient endiguer le danger d'un déséquilibre pallié
par une maîtrise technique infaillible, qu'épaulent
un sens du calcul et une intuition de la composition
juste. S'y ajoute le rythme inhérent à l'agencement
des blocs, dont la propension à les présenter le
plus souvent verticalement, parfois associés à un
élément plutôt horizontal, détermine une harmonie
naturelle des formes. Cette solennité de la
structure s'est depuis quelque temps prêtée à des
ruptures apparentes plus radicales. Dépôts
alluvionnaires sur le profil d'une découpe
virginale, apparitions d'érosions chromatiques, «
moraines » devenues la clé de voûte de ces masses
architectoniques, jusqu'aux poussées effectuées par
les rouages mécaniques placés à une intersection
ainsi accentuée, qui n'en fait que mieux ressortir
la planéité des volumes, sont toutes des figurations
plastiques, évocatrices d'une énergie interne qui
requiert l'intérêt du spectateur. Ailleurs, le heurt
des arêtes accentue une tension délicate entre les
masses dressées librement dans l'espace. La
recherche des effets subtils de surface obtenus par
un poli attentif de l'acier contraste avec les
madriers de bois qu'il associe volontiers à ses
stèles en métal.
La
permanence de ses préoccupations plastiques et
spatiales à travers la diversité des matériaux
employés par Jean Suzanne, dont chacun a sa fonction
déterminante dans l'ensemble, met en lumière son
aspiration profonde pour un monde de la mutation. Il
y a chez Jean Suzanne des traces d'une histoire
géodésique. Délimitées, apparemment définies, les
formes de ses sculptures ne s'achèvent pas et
tentent d'enserrer dans l'espace, l'illusion d'une
prolongation à leur réalité tangible que notre
imaginaire est à même de ranimer. L'Art est du côté
de la transgression. L'acier, le bois et tout
récemment la tôle rouillée, aussi belle, sous les
assauts que lui font subir le temps, qu'une terre
cuite. Dans des pièces de plus petites dimensions,
il est encore question de « faille archéologique » .
De couleur ocre rouge, les fragments de fer rouillé
affectent le plissement des lichens, celui d'une
écorce pour un mimétisme surprenant.
S'il
en était besoin, la sculpture de Jean Suzanne
viendrait nous rappeler que sa spécificité est aussi
dans ces forces permanentes et indescriptibles par
lesquelles le monde se meut. Sa matérialisation
passe nous l'avons vu par l'acier qui a sa
prédilection, acier inoxydable, acier « corten »,
parce qu'il traduit d'abord une matérialité avant de
suggérer un sentiment, une idée. C'est dans ses
qualités visuelles que s'enracine la forme,
permanente et exposée au changement, que se définit
le volume auquel il revient de pressentir l'identité
physique. De cet équilibre momentané, saisi dans son
indicible « érosion », surgit la vision dynamique de
sa sculpture. Jean Suzanne peut alors composer un
répertoire infini de combinaison, d'agencement
formels à l'unisson de sa conscience spatiale.
Nous
nous trouvons en face d'une sculpture organique.
Au-delà du constat géométrique, nous sommes
confrontés à une pensée qui se questionne autant
qu'elle questionne le monde . Une aspiration
métaphysique n'est jamais éloignée du travail de
Jean Suzanne. Les certitudes physiques sont
bousculées par le souffle poétique. Sa main démiurge
agresse, séduit, tempère, blesse, modèle la matière.
Cette première étape corporelle se double d'une
appréhension intuitive de l'espace. L'espace est un.
La sculpture qui émerge lui est consubstantielle
comme nous le sommes nous-mêmes dans cet espace où
nous vivons.
Face
à cette permanence qui risque toujours de s'éroder,
le souffle créateur vient habiter le vide infini.
Cette
pérennité de la forme est l'expression d'un artiste
qui tente de conjurer le temps.
©
Lydia HARAMBOURG
Historienne
Critique d'art
Avril
2002